Ce mot silencieux : poésie
Petit laïus pour le prix Yves Cosson (17 mai 2022)
Merci cher Henri Copin de m’accueillir avec ces mots chaleureux, de me rappeler les liens, quelque peu distendus par la vie ailleurs, mais restés bien vivants, qui me rattachent aux paysages, aux gens, à la parole de ma Vendée natale et des pays de la Loire. Oui, Cougou comme le cœur silencieux du monde.
Et merci à l’Académie de Bretagne et des Pays de la Loire, et au Conseil Départemental de Loire-Atlantique de me recevoir ici pour me remettre ce prix Yves Cosson et de rejoindre ainsi la compagnie de toutes les voix qui sont venues vous entretenir de poésie. Je regrette d’être avec vous chers amis, à la fois présent et absent sous la forme d’une image qu’un clic sur l’ordinateur va tout à l’heure faire disparaître.
J’ai trouvé ce titre pour tenter à mon tour de vous parler de poésie :
Ce mot silencieux : poésie
D’abord un poème.
Je le redirai sans doute encore (comment faire autrement ?)
Que j’en sais rien de la poésie. Et aussi ce fait :
Est-ce que vraiment je fais l’effort
D’y penser un peu avec méthode, comme tant d’autres ?
Est-ce que je voudrais pas
Savoir dire où je veux aller, ce que je refuse, et porter bien en vue de grands problèmes d’existence et d’écriture ?
Peut-on croire (et vrai que j’y crois)
À la possible venue d’un poème
À cause que justement
Je suis pas capable
D’en dire un peu le comment ni le pourquoi ?
Chers amis,
J’aimerais bien pouvoir vous remercier en disant ce qu’est la poésie qui nous réunit ici aujourd’hui, et ce qu’est pour moi l’écriture d’un livre de poèmes, mais malheureusement je ne le sais pas. Malheureusement et heureusement peut-être car si je le savais peut-être bien que je n’écrirais plus de poèmes. À vrai dire je n’en sais rien non plus, mais l’idée d’écrire en sachant ce que devrait être un poème ne me chante guère. Certes ce pourrait être une belle activité artisanale, et le plaisir pourrait être grand de fabriquer un parfait objet de mots qui répondrait à ce que je saurais de la poésie, et d’en partager la perfection avec d’éventuels lecteurs.
Comme nous avons toujours une vague idée de ce qu’elle est cette poésie (à cause de l’école, des lectures qu’on a faites, poèmes ou textes théoriques, etc), il y a sans doute un peu de cet artisanat dans notre pratique (écriture ou lecture) de ce que nous croyons être un poème.
Mais l’expérience d’écrire (et celle de lire aussi sans doute) vient perturber le confort esthético-artisanal dans lequel on pourrait se reposer. Soudain on se demande si les mots nous parlent du monde ou d’eux-mêmes, ou de nous qui écrivons. Et si nous maîtrisons ces mots, quand les voilà qui nous emmènent où nous n’avions pas prévu d’aller ? Bataille et plaisir avec eux… on ressent que le savoir-faire et la maîtrise ne sont pas forcément ce qui compte le plus. On finit par dire que voilà un poème mais on ne sait pas pourquoi et ce poème ne nous explique pas ce qu’est la poésie. Est-on sûr d’ailleurs qu’on vient d’écrire un poème ? C’est probablement pour cela qu’on recommence l’expérience.
Mais dès que le doute s’est installé après, souvent, de premiers élans d’écriture qui faisaient confiance à des modèles existants ou au contraire qui décidaient d’en prendre le contrepied, mais restant solidement tenus, vivifiés, tendus vers un but, par la matérialité de ces poèmes reconnus comme tels (par nombre d’anthologies par exemple, par des programmes d’enseignement) dès que ce doute né de notre pratique d’écriture apparaît, alors toute recette pour écrire un poème, tout but possible qu’on pourrait se donner pour en écrire un, tout cela finit par encombrer car il y a ce quelque chose d’autre qui surgit soudain, qu’on n’attendait pas, qu’on ne comprend pas bien, qui nous entraîne ailleurs, et c’est plaisir ou malaise : on ne sait plus s’il faut suivre les mots, les sentiments qui accompagnent, ou s’il faut résister, tenter de retrouver une maîtrise… On apprend qu’écrire un poème échappe en fait à toute maîtrise et vient butter contre des obscurités de langage, contre une énigme qu’on ne sait pas qualifier : on devine qu’on la valorise en vain en parlant de l’ineffable, de l’indicible, en la nommant de tout autre grand mot qui voudrait effacer celui d’énigme.…
Est-ce donc à la recherche de cette énigme qui n’est peut-être rien, qui n’existe peut-être pas, que s’aventure, à chaque fois que je me saisis d’un crayon et d’un peu de papier, mon poème ? Autant de chances que cela se fasse dans l’espérance d’éclaircir un vrai mystère que dans la vaine activité de courir après un mirage que j’imagine au-delà de ce que je ne sais pas dire.
Dans ce lacis d’ignorances et de désirs qui ne savent pas vraiment ce qu’ils sont, on ne peut que se demander pourquoi et comment on écrit et s’effrayer quelque peu (plutôt que s’en réjouir) des affirmations qui nous viennent.
Deux autres poèmes :
S’agit-il vraiment de rassembler quelque chose
Alors que tout s’en va, que tout brille
En fugitive poussière, puis la nuit ?
De rassembler des mots
À la place d’on sait pas quoi
Qu’on a vécu, qui vient:
De la poussière de mots, un poème.
**
On est content à cause qu’on est arrivé
À un premier état, comme on dit, du poème : un brouillon nettoyé.
On avance mal dans un brouillon
Parmi ses ratures, les bouts de pistes abandonnés, renvois et gribouillis dans ses marges. Un peu
Comme perdu dans une campagne pas cultivée.
La grande herbe cassée, les épines,
Faut te faire un chemin dans ce qui n’a pas de forme. À la fin
Voilà ce chemin.
On y revient. On l’entretient.
Le problème c’est que bientôt
On n’y reconnaît plus rien : on l’a trop nettoyé.
Quand le poème est terminé
Se retrouve-t-on pas
Là où tout a commencé ?
L’histoire de la poésie, dans le monde entier,
Comme un brouillon continué
(Un paradis de poussières, André Dimanche éditeur, 2007.)
Avec ce brouillon toujours repris quel est pourtant ce plaisir, mêlé d’inquiétude et d’interrogation qui nous prend, nous emporte on ne sait pas où durant l’écriture d’un poème ?
Quelle est cette confiance qui nous fait croire qu’avec des mots quelque chose du monde qu’on a vécu, ou qu’on espère vivre, ou qui nous tient dans son présent, quelque chose aussi de la parole ou de la présence des autres, va se mêler à notre pensée, à nos sentiments, pour qu’un poème devienne un objet de langage partageable autant dans l’entente et l’amitié que dans le malentendu et des solitudes silencieusement criées ?
Un dernier poème :
Poème te voilà, si peu de mots, des phrases comme
Une musique plutôt que du sens, une musique
Mais pas vraiment, que des mots :
On saurait mal en mesurer les rythmes.
Et soudain des façons poème que tu as
De les précipiter (distrait, ou qui pense à sait-on quoi ?)
Peu de bruit nous reste dans l’oreille et tu ne proposes
Aucune mélodie qu’on pourrait connaître par cœur.
(Une petite fille silencieuse, André Dimanche éditeur, 2001.)
Oui, le poème est à la fois une musicalité comme on peut l’entendre quand il est lu à haute voix, en même temps qu’il est aussi du silence ou ce peu de bruit qui va disparaître dans le souvenir qui nous en reste. Le poème aussi croit s’émerveiller devant le monde et dans le langage mais se demande aussitôt si ce monde qu’il s’imagine découvrir n’est pas un mirage et si vraiment les mots disent. La poésie n’est peut-être que cet ondoiement de sens, de matières (graphique et sonore par exemple) entre apparition et de l’effacement, n’est peut-être qu’un insaisissable chat de Schrödinger évoqué tout à l’heure par Henri Copin, elle est peut-être cette énigme dont je parlais plus haut : on ne peut que la poursuivre sans savoir si même on poursuit quelque chose. Etrangement l’interrogation reste mêlée d’inquiétude et d’une insensée confiance : on continue d’écrire ce qu’on appelle des poèmes. Je ne sais pas pourquoi. On continue de vivre aussi malgré la mort qui accompagne.
James Sacré